27

Ils traversèrent le carnage, l’estomac soulevé mais l’esprit engourdi. Ils avaient sans doute déjà commencé à s’adapter au spectacle de telles horreurs. Des sentiments de révulsion et d’effroi s’insinuaient dans leur conscience, mais une sorte de défense intérieure de leur psyché, une barrière naturelle et cependant mystérieuse contre la folie, les empêchait de pénétrer leur moi profond.

Les hôtes de ce sanctuaire colossal, fuyant l’holocauste, avaient été pris par surprise. Ils ne savaient pas qu’un autre ennemi, tout aussi mortel, les attendait à l’intérieur.

La première salle dans laquelle se trouvèrent Culver et le petit groupe de survivants était spacieuse malgré un plafond bas ; une lumière faible mais suffisante éclairait l’intérieur en béton. Elle abritait des véhicules, pour la plupart étranges. Ils étaient uniformément gris et ne portaient aucune marque particulière. Masses inertes, telles des statues de granit, ils se tenaient en rangs serrés, apparemment incapables de fonctionner. Les fenêtres de chaque engin étaient minuscules ; c’étaient de simples fentes sinistres, en verre trempé, ménagées dans une carrosserie de métal. Parmi eux se trouvaient quatre tanks sans tourelle d’un modèle inconnu de tous ; les cabines étaient petites et ne pouvaient contenir plus de deux passagers ; les longs canons luisants dépassaient largement la coque du tank. D’autres véhicules ressemblaient à des chenilles, à l’image des tanks ; les ouvertures semblaient limitées et l’entrée devait se faire par la tourelle. La forme des autres était plus conventionnelle ; ils avaient des portières de chaque côté et ne roulaient pas sur des chenilles ; à la place, chaque véhicule avait six roues extrêmement larges.

Tous les engins (Culver en avait compté huit en tout.) semblaient vides.

A l’extrémité de la longue baie, se trouvaient deux portes massives en fer, les deux fermées.

Dealey avait expliqué que, derrière les portes, se trouvaient deux rampes incurvées qui conduisaient en surface ; ils en rencontrèrent deux autres le long du trajet, la dernière série de portes donnant sur une cour en retrait. Ellison avait parfois eu l’idée de quitter l’abri, en suivant la rampe et en empruntant l’un des véhicules car ils avaient entre-temps découvert d’autres corps, des cadavres si sauvagement mutilés qu’on reconnaissait en eux à peine des êtres humains. Le groupe, en route vers la sortie, était passé entre les véhicules, évitant soigneusement les cadavres sans visage qui jonchaient les passerelles. Les ouvertures de ces énormes portes se faisaient de l’intérieur d’une petite cabine de verre dont les vitres étaient barbouillées de sang séché. Sans prêter attention aux corps  – bien que le terme de « corps » soit mal approprié aux tas qui gisaient sur le plancher de la cabine - , Fairbank essaya les interrupteurs encastrés dans le mur, pensant qu’ils ouvriraient les portes de sortie. Rien ne se produisit ; le mécanisme ne fonctionnait pas.

Ils traversèrent une zone désignée sous le nom d’UNITÉ DE DÉCONTAMINATION ; ils ne s’attardèrent pas pour examiner les casiers gris argent, les combinaisons de travail, les machines qui ressemblaient à des sas de détection de métal, ou les choses macabres qui gisaient sur le sol des douches.

C’est au-delà de la zone de décontamination que Culver, Fairbank, Ellison et Kate prirent conscience de l’immensité et de la complexité du siège gouvernemental. Dealey gardait le silence tandis qu’ils exprimaient leur surprise, la stupéfaction leur faisant oublier momentanément l’horreur du spectacle qui les entourait.

Ils s’étaient trouvés dans un long couloir de cinq mètres de large d’où partaient de nombreux embranchements. Des lignes droites en couleurs étaient tracées sur toute la longueur ; de temps à autre, une teinte différente bifurquait vers un autre couloir ; les couleurs étaient des codes directionnels. Sur les murs était inscrite une liste de secteurs et à chacun était assignée une couleur particulière.

Ils parcoururent rapidement la liste : clinique, bibliothèque, gymnase, théâtre, imprimerie, escouades de sapeurs-pompiers : Il semblait y avoir un studio de télévision et de radio, des bureaux avec un secrétariat, un secteur administratif (très varié), des dortoirs et même une gare. Ce dernier panneau les intrigua et Dealey expliqua que c’était le terminus d’une ligne de chemin de fer qui reliait l’abri à l’aéroport de Heathrow.

— Bon sang, c’est une véritable ville, s’était écrié Ellison d’une voix qui trahissait l’effroi.

Ils avaient emprunté le couloir central et, au fur et à mesure de leur progression, les cadavres devenaient de plus en plus nombreux. Ils passèrent devant un dortoir. Par curiosité, Kate lança un regard. Elle recula aussitôt, s’appuya brusquement contre le mur, fermant les yeux sans pouvoir chasser l’image gravée dans son esprit. Ces dortoirs ressemblaient à ceux du central de Kingsway ; ils étaient seulement plus longs et plus larges et pouvaient abriter bien plus de personnes ; il y avait des lits superposés à trois niveaux et, en dehors des rares chaises au dossier droit et des armoires à l’autre extrémité, il y avait peu d’autres meubles. Des restes humains se trouvaient empilés là, contre les coffres, comme si ceux qui dormaient ou se reposaient s’étaient enfuis pour se cacher là, piégés par les monstres qui avaient surgi à travers les portes ouvertes. Bon nombre d’entre eux n’étaient même pas parvenus à sortir de leurs lits.

Ils tombèrent sur deux petites voitures à deux places, abandonnées dans les couloirs et qui semblaient fonctionner avec un mécanisme électrique. En haut des murs, des caméras étaient placées à intervalles réguliers. Tous les cent mètres environ, il y avait des compteurs Geiger, des boutons d’alerte et des interphones. Dealey en essaya un ou deux. Aucun ne marchait. Pourtant l’éclairage et l’air conditionné semblaient fonctionner normalement et les couleurs pastel, de toute évidence choisies pour leur effet apaisant, apportaient un démenti au destin tragiquement ironique qui s’était abattu sur les occupants de l’abri.

Plus ils avançaient, plus leur appréhension grandissait ; un sentiment hystérique commençait à poindre, traversant la barrière émotionnelle d’autoprotection qu’ils s’étaient construite.

Le carnage régnait partout. Pas une zone, pas un couloir, pas une pièce n’était épargnée. C’était un voyage au pays des cauchemars, une descente aux enfers. A chaque pas, chaque courbe dans le couloir, l’atrocité s’amplifiait, les morts devenaient légion.

— Pourquoi ? Gémit Kate. Pourquoi n’avaient-ils pas de protection ? Il devait y avoir des armes. Une force d’intervention, une armée...

La question trouva vite une réponse car ils étaient parvenus au cœur même de l’énorme complexe.

Ils arrivèrent à une intersection. Le couloir qui partait à droite et à gauche disparaissait dans une courbe, laissant penser que le centre de l’abri était circulaire. La porte, qui se trouvait juste devant, était encastrée dans le mur, plus d’un mètre en retrait. Ils se demandèrent si c’était là une indication de l’épaisseur des murs. En face de la large porte métallique était placé un bureau scellé dans le plancher, surmonté d’une console. Deux caméras étaient fixées dans les coins de l’alcôve et divers boutons de couleurs apparaissaient d’un côté. La porte coulissante était restée ouverte à cause de deux corps qui obstruaient le passage. Vu leurs uniformes, c’était du personnel de l’armée.

Culver s’arrêta pour ramasser une arme légère ; c’était une mitraillette au canon relevé.

— Un Mac Il, dit-il aux autres. Un Ingram. J’en ai déjà vu. (Il demanda à ses compagnons de s’écarter et appuya sur la détente en visant le couloir d’où ils venaient. Plus de balles.) Dommage, soupira-t-il avant de laisser tomber l’arme à terre.

— Où sommes-nous ? demanda Fairbank, jetant un coup d’œil à travers la porte coincée.

Tout en appuyant sur les boutons de la petite console du bureau, Dealey ne quittait pas la porte des yeux.

— Rien ne semble marcher, remarqua-t-il, en dehors de la lumière et de la ventilation. Soit les systèmes sont en panne, soit ils ont été détruits.

— Répondez, lui dit Culver.

— Ici ? C’est le centre opérationnel de l’abri. Si vous voulez, il contient les organes vitaux de tout le complexe. Le générateur et les chaudières, les communications et les cryptographes, les salles de séjour réservées... euh... à certains, la salle du conseil de guerre. Un refuge dans le refuge, si vous préférez.

— Vous avez parlé de salles de séjour. Voulez-vous dire qu’il y a une élite au sein de l’élite ?

C’est Culver qui avait posé la question.

— Bien entendu. Inutile de vous dire que vous feriez partie de ce petit groupe spécial.

Culver secoua la tête.

— Je crois que nous devrions partir, fit Kate en s’agrippant à son bras, et sur-le-champ.

— Il doit y avoir des armes à l’intérieur, s’empressa d’ajouter Dealey. Et sans doute d’autres survivants.

— Et aussi la vermine responsable de ce massacre ?

— Les rats ont déguerpi, j’en suis sûr. Depuis que nous sommes entrés dans l’abri, nous n’en avons pas aperçu un seul. Je crois qu’après avoir commis ces atrocités, ils sont partis ailleurs...

— Vers des pâtures plus fraîches, l’interrompit Fairbank, terminant sa phrase pour lui.

— C’est peut-être exactement ce qui s’est passé.

— Mais d’abord, comment sont-ils rentrés ici ? demanda Culver, perplexe. Comment diable ont-ils pu s’infiltrer à l’intérieur d’une telle installation ? C’est insensé.

— Peut-être trouverons-nous la réponse dedans.

Dealey se dirigea vers la brèche entre la porte et le mur. Il disparut avant d’attendre la réponse.

Les autres se regardèrent. Fairbank haussa les épaules puis le suivit.

— Qu’avons-nous à perdre ? dit-il.

A contrecœur Kate se laissa aider par Culver ; elle enjamba avec précaution les corps déchiquetés qui avaient empêché la porte de se refermer. A l’intérieur, l’odeur de mort était presque suffocante, même si, depuis le temps, elle avait perdu sa fétidité.

C’est à l’intérieur, au milieu des cadavres humains étripés auxquels il manquait les membres et la tête, qu’ils trouvèrent les rats morts.

 

Assis dans la vaste salle circulaire du conseil de guerre, épuisés à la fois moralement et physiquement, tremblants, ils avaient le regard perpétuellement en alerte. Tous serraient leurs armes, arrachées à des mains réticentes, même si celles-ci n’avaient pas réussi à les sauver. Deux d’entre eux avaient des Ingram, apparemment l’arme standard pour le personnel de l’armée dans l’abri ; Kate et Dealey, eux, avaient des pistolets, des Browning 9 mm ; Ellison s’était arrangé pour trouver une mitraillette Sterling dans l’armurerie. Depuis qu’il l’avait eue en main, Ellison appréciait cette arme.

Ils se trouvaient sur un balcon qui donnait sur des rangées de bancs noirs, chacun contenant six ou sept unités de travail comprenant des postes de télévision, des ordinateurs, des téléphones, des téléscripteurs, des standards. Des écrans géants sur les murs incurvés, bien que vides, dominaient. L’un d’eux avait été criblé de balles. Dealey leur avait dit qu’en marche, les écrans auraient montré différentes parties du monde, indiquant les frappes atomiques et le déploiement stratégique des forces d’intervention militaire. Un écran était spécifiquement réservé au contact visuel avec les chefs des États alliés et leurs exécutants ; les images étaient envoyées par satellites, à moins d’interférences atmosphériques, auquel cas les contacts étaient maintenus par câble. Les lampes du plafond, en retrait, diffusaient une lumière tamisée et chaque rangée de bancs possédait un éclairage individuel encastré. Autour des murs et sous les écrans, on distinguait d’autres appareils dont une série d’ordinateurs et d’écrans de télévision. Une machine à café, désuète en comparaison du matériel alentour, offrait la seule touche d’humanité. Juste à côté de la salle du conseil de guerre, se trouvait un minuscule studio de télévision contenant l’essentiel pour la radiodiffusion (dont un fauteuil agréablement capitonné et des rideaux flottants bleu sombre en arrière-plan, le tout étant censé conférer un air d’autorité paisible et confortable). Qui diable allait s’asseoir devant son poste de télévision alors que le monde entier avait été réduit en cendres, telle était la question que tout le monde se posait. Le studio, d’après eux, servait à diffuser à toute la nation car, tout près, sur le balcon, se trouvait une autre caméra braquée sur la longue table de contrôle à laquelle ils étaient assis ; de toute évidence, cette dernière était utilisée pour les conversations télévisées avec les Alliés. A côté du studio de télévision, se trouvait une salle de conférences aux murs et au plafond insonorisés. C’était là, sans doute, que l’on discutait et prenait les décisions les plus délicates concernant l’avenir de la race humaine. Il y avait bien d’autres salles et couloirs qui partaient du bloc central, le siège de l’état-major étant le centre d’une roue aux murs de béton, mais pour l’instant ils n’étaient pas allés plus loin dans leurs investigations et n’avaient guère envie de le faire. Ils en avaient vu assez.

Les premiers chrétiens avaient probablement subi de tels massacres dans les arènes romaines, lacérés puis écartelés par des animaux pour satisfaire le goût du sang de leurs dirigeants, mais ces opérations-là auraient-elles pu se faire à une si grande échelle ? L’arène moderne qui s’étalait en contrebas débordait presque de restes humains, comme si un grand nombre de survivants de l’holocauste avaient convergé là, dans leur fuite, au début de l’invasion des rôdeurs, croyant peut-être que leurs chefs allaient leur épargner ce nouveau désastre imprévisible. Ils s’étaient trompés. Rien ne pouvait les sauver de la furie des mutants, pas même les lance-flammes des soldats. Comment un tel carnage avait-il pu se produire ? Comment, mais comment donc des rats avaient-ils pu causer un massacre aussi colossal ? Et d’abord, comment avaient-ils réussi à s’introduire dans cet abri de haute sécurité ?

Ce fut Alex Dealey, las et découragé, toute trace de suffisance envolée, accablé par l’adversité, qui tenta de fournir des réponses. Il était affalé dans un siège pivotant, appuyé sur la longue table devant lui, une main sur le front, cachant ses yeux clos.

— Les rats étaient déjà à l’intérieur de l’abri, dit-il calmement. Ils attendaient patiemment. Vous ne voyez pas ? Il y a des égouts, des kilomètres de tunnels souterrains, des barrages qui contrôlent l’écoulement des eaux de pluie et les canalisations. Les rats ont dû errer dans ce réseau pendant des années, fouillant où ils pouvaient pour se nourrir des déchets de la ville. Oh, mon Dieu. (Il posa son autre main sur son front et, les épaules rentrées, il sembla sombrer tout au fond de lui-même.) Il y a des réserves de vivres au-dessous de l’abri principal, dans une vaste chambre froide. On y changeait rarement les produits, on en ajoutait plutôt. Aucune denrée pratiquement n’était périssable, vous comprenez ? Quoi qu’il en soit, c’était toujours à portée de main pour pouvoir être réapprovisionné aisément. Les rats ont ainsi eu de quoi se nourrir pendant des années.

— C’était tout de même vérifié de temps à autre, non ? demanda, incrédule, Culver.

— C’était inutile, car les lieux étaient considérés comme à l’abri de tout dommage. Je suppose qu’on procédait à un examen superficiel régulièrement, mais si vous connaissiez l’ampleur de l’entrepôt, vous vous rendriez compte qu’il est impossible de tout vérifier. Tous les produits étaient hermétiquement fermés, tout comme l’entrepôt lui-même. On n’envisageait même pas que la vermine pût y pénétrer.

— En effet ! l’interrompit Ellison, remuant sur son siège pour se détendre.

— On a déposé du poison et placé des pièges. Personne n’aurait imaginé la ruse extraordinaire de ces animaux nécrophages.

— De toute évidence.

Culver restait perplexe.

— On devait tout de même avoir quelques soupçons sur l’existence de ces créatures. Il est impossible qu’on n’ait rien remarqué.

— Pourquoi ? fit Dealey, haussant les épaules. Ces lieux n’ont jamais été occupés. On a certainement procédé à des vérifications, de nouveaux appareils sophistiqués ont été installés au cours des années, des inspections ont été faites à intervalles réguliers ; mais il est évident que cette espèce de rats est restée bien cachée.

D’instinct, ils se doutaient du traitement que leur ennemi séculaire leur ferait subir au cas où ils seraient découverts. N’oubliez pas également que l’extermination de ces mutants dans la dernière décennie a été impitoyable et à grande échelle. Il y a eu de véritables pogroms contre eux.

— Pas assez impitoyable, d’après ce que vous m’aviez précédemment confié.

Les autres regardèrent Culver avec curiosité.

— Que voulez-vous dire, Steve ? demanda Kate.

— Lorsque j’ai eu ma petite conversation avec Dealey, hier, il m’a dit que les scientifiques portaient un intérêt considérable au rat noir mutant. A tel point qu’ils ont essayé de le reproduire en laboratoire.

— J’ai dit qu’il y avait des rumeurs, rien de plus. Mais cela n’a rien à voir avec ces créatures dans les égouts. Personne ne pouvait connaître leur existence.

— D’accord, mais comment se fait-il que ces sales créatures n’aient pas attaqué le personnel de maintenance ou tous ceux qui venaient procéder aux vérifications ?

— Je vous l’ai dit : elles avaient probablement une peur bleue des hommes et elles sont beaucoup trop astucieuses pour se montrer.

— Elles n’ont pas mis longtemps à surmonter leur timidité, fit Fairbank en désignant la pièce de son fusil.

— Oui, après l’explosion des bombes. Sans doute parce qu’elles ont senti qu’elles avaient le dessus. Sans doute aussi parce qu’elles étaient plus nombreuses, ce qui les a encouragées. Il y a autre chose aussi : peut-être ont-elles considéré l’évacuation en masse dans l’abri comme une invasion de leur territoire. A mon avis, tous ces éléments s’imbriquent les uns dans les autres.

— Menacées, elles ont attaqué, déclara Kate d’un ton monocorde.

— C’est la seule hypothèse que nous puissions émettre.

— Elles ont bravé les armes, dit Fairbank, et également une foule considérable de personnes.

— Quelle confiance elles devaient avoir en elles !

— Ou alors elles avaient un motif plus puissant.

Une fois de plus tous les regards se tournèrent vers Culver.

— Je ne sais pas, dit-il en secouant la tête, ce n’est qu’un sentiment. Il y a quelque chose de plus, quelque chose que nous ignorons.

— Je ne comprends toujours pas comment les rats ont pu les écraser, fit Ellison dont l’impatience grandissait. On aurait pu fermer les portes, contenir les rats ou les empêcher de pénétrer dans bon nombre des sections.

— Vous vous souvenez des portes derrière lesquelles tous les véhicules étaient abrités ? Des grandes portes de métal menant aux rampes ? Elles ne fonctionnaient pas. Comme pratiquement tout le reste en dehors de l’éclairage et de la ventilation, elles étaient hors d’usage. Je suis sûr que si nous examinions le standard central, nous trouverions les appareils ou les câbles détruits, soit par les survivants bloqués ici quand ils ont utilisé leurs fusils pour se protéger, soit par les rats qui ont rongé les câbles principaux. Cela n’a rien d’exceptionnel : c’est même la spécialité de la vermine normale. Il existe toutes sortes de systèmes de sécurité dans ce complexe, qui ont besoin de courant pour fonctionner.

— Alors pourquoi les lumières et la ventilation ?

— Ils sont branchés sur des systèmes totalement différents qui, de toute évidence, n’ont pas été endommagés.

Dealey se renversa sur sa chaise puis s’essuya le visage de ses deux mains, le Browning posé devant lui sur la table.

— A mon avis, les survivants ont été attaqués tout de suite après l’explosion des bombes, au moment où tout le monde était terrifié. Pouvez-vous imaginer les scènes qui ont dû se produire dans l’abri à ce moment-là ? La panique et la confusion la plus totale. Même le personnel militaire entraîné a dû être traumatisé. Les survivants étaient en plein désarroi et pratiquement sans défense.

— Combien... combien de personnes devait-il y avoir ?

Kate tenait son fusil droit sur ses genoux comme si elle avait peur de le lâcher, ne serait-ce qu’un instant. Elle souhaitait partir sur-le-champ, mais, comme les autres, elle était complètement dépourvue de force. Et ils avaient besoin de réponses avant de s’aventurer plus avant dans l’abri.

— C’est impossible à dire, lui dit Dealey. Des centaines probablement. Nous avons vu suffisamment de morts pour savoir qu’ils étaient nombreux. Tous ceux qui avaient accès à l’abri n’ont certainement pas eu le temps d’y parvenir avant l’explosion, et bien entendu, il se peut qu’il y en ait eu beaucoup, beaucoup qui aient pu fuir quand les rats ont attaqué.

Culver était sceptique.

— Les... les appartements devant lesquels nous sommes passés dans cette partie du complexe, vous avez bien dit qu’ils étaient réservés à certains ?

Dealey acquiesça.

— C’est la raison pour laquelle j’étais tellement soulagé à l’idée qu’ils aient été inoccupés. Je suis certain que la famille royale a été évacuée de Londres bien avant la crise.

— Et le Premier ministre ?

— La connaissant, elle a dû rester ici dans la capitale, à l’intérieur même de ce quartier général d’où elle pouvait diriger les opérations.

— Croyez-vous qu’elle et son conseil de guerre s’en soient sortis ?

Dealey se tut un long moment. Il leva les mains de ses genoux et les laissa retomber en guise de désespoir.

— Qui sait ? dit-il. C’est possible. Je n’ai nullement l’intention d’examiner tous ces cadavres pour trouver la réponse.

Culver trouva l’ironie de la situation invraisemblable. Un abri haute sécurité avait été construit pour quelques privilégiés ; le reste de la population, en dehors de ceux auxquels on avait assigné d’autres abris, devait subir pleinement l’attaque nucléaire. Mais, par une ironie du sort, le plan n’avait absolument pas fonctionné et les fuyards avaient été massacrés comme sous le blitz. Ces cons avaient construit leur forteresse au-dessus du nid, de l’antre — Dieu sait quel nom lui donner  – des mutants, déchaînés par l’holocauste nucléaire. S’il existe vraiment un créateur quelque part dans le ciel, nul doute qu’il doit se gausser de la folie de l’humanité et du châtiment accordé à certains de ses leaders.

Fairbank s’était levé de son siège et avait les yeux rivés sur le spectacle horrifiant en contrebas. Parmi les restes humains gisaient des formes inanimées au pelage noir. Il posa ses mains sur la balustrade.

— Je ne comprends pas. Ils ont réussi à tuer pas mal de rats avant d’être submergés. Mais regardez de près les carcasses de certains animaux. Elles sont intactes et ne sont pas dans le même état de décomposition que les autres. Beaucoup de ces créatures ont péri plus récemment.

Culver rejoignit Fairbank, intéressé par les considérations de l’ingénieur.

— Putain, vous avez raison, lui dit-il.

Kate et Ellison montrèrent peu d’intérêt, mais Dealey bondit.

— Nous devrions les examiner de plus près, suggéra-t-il.

Ils empruntèrent l’escalier et descendirent dans le hall principal, écœurés par les fortes odeurs qui les assaillaient et méfiants à l’égard de ce qui pouvait se cacher au milieu des ruines.

— Là, s’écria Culver, le doigt tendu.

Ils s’approchèrent avec prudence, car le rat semblait s’être simplement endormi en se sustentant. Ce n’est qu’en s’approchant qu’ils remarquèrent qu’il avait les yeux mi-clos et le regard vide et fixe des morts. Culver et Dealey se penchèrent vers lui tandis que Fairbank surveillait les alentours.

— Il y a du sang séché autour de ses mâchoires, remarqua Culver.

— Il dévorait de la chair quand il est mort.

— Il n’y a aucune marque, aucune blessure.

Avec le canon du fusil, il poussa la carcasse au pelage raidi ; il lui fallut une certaine force pour retourner l’animal. Aucune blessure cachée.

— De quoi diable est-il mort ? demanda Culver intrigué.

— Il y en a un autre là-bas, s’exclama Fairbank.

Ils s’en approchèrent, évitant les restes putréfiés étalés par terre. A cette profondeur, il y avait fort heureusement peu d’insectes. Culver s’accroupit près de la carcasse qui gisait là et répéta la même opération. Le bas-ventre de l’animal était criblé de balles et ils se rendirent compte que sa carapace n’était qu’une enveloppe ; dessous tout était complètement décomposé.

Les trois hommes se dirigèrent vers une autre créature et découvrirent, là aussi, que le corps était intact. Ils détournèrent la tête devant l’odeur âcre.

— Se peut-il qu’ils aient été empoisonnés ?

Culver se leva tout en promenant son regard sur d’autres carcasses. Certes, ils en avaient trouvé dans les autres secteurs, mais le groupe ne s’était pas arrêté pour les examiner de près, croyant qu’ils avaient été tués par les hommes qu’ils avaient attaqués ; peut-être bon nombre d’entre eux étaient-ils également morts de causes différentes.

— C’est possible, fit Dealey, mais je ne vois pas comment. Pourquoi auraient-ils mordu à l’hameçon alors qu’ils disposaient de toute la nourriture voulue ? Ça n’a aucun sens.

Il réfléchit quelques instants et s’apprêtait à faire des commentaires lorsque Kate les héla du balcon.

— Je vous en prie, allons-nous-en ! Nous ne sommes pas en sécurité ici !

Elle se tenait l’épaule d’une main, comme si elle avait froid, et dans l’autre portait le fusil.

— Elle a raison, dit Culver. Ce n’est pas fini. Il y a quelque chose qui nous échappe. Je le sens comme un courant d’air. Les morts ne reposent pas encore en paix.

C’était une étrange réflexion, mais les autres en comprirent la signification car ils partageaient la même intuition. Ils remontèrent les marches d’un pas plus rapide. L’urgence de la situation se faisait de nouveau sentir, et un regain de frayeur l’emportait sur la lassitude. La découverte des rats morts mais intacts avait ranimé leur appréhension et le mystère suscitait une peur encore plus déroutante. Le vaste bunker souterrain était devenu une énigme, peut-être un coupe-gorge pour tous. C’était comme si ses murs de béton se refermaient ; les tonnes de terre, au-dessus de leur tête, exerçaient une pression de plus en plus forte ; un sentiment très fort d’oppression pesait sur leurs épaules. S’efforçant de les écraser sous la citadelle souterraine.

L'empire des rats
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